Mon frère m’a adressé ce petit mot, en relation avec un commentaire que j’avais écrit concernant l’affaire Darmon. : « André, voyons, nous sommes blancs, mâles, cis genres, hétérosexuels, de culture catholique, nous avons bossé toute notre vie et touchons des retraites pharamineuses, avons vécu toute notre jeunesse à Sarcelles et Garges-lès-Gonesse, avons fait nos études secondaires à Saint Denis, n'imposons à nos femmes ni religion ni signe ostentatoire et n'avons été en prison ni pour trafic de drogue, ni pour vol de voiture ni pour rien d'autre. En tant que privilégiés nous n'avons qu'à nous repentir et fermer nos g...... de racistes ! »
J’aimerais élargir le propos en publiant ce qui vient ci-après :
Un petit pavé dans la mare
Saint Paul a écrit que « les femmes devraient se couvrir la tête de cendres et se voiler la face à la seule idée d’être femmes ». C’est puissamment raisonné pour quelqu’un qui était adepte du « aime ton prochain comme toi-même » (il est vrai que l’écriture inclusive n’existant pas encore, il n’avait pas compris prochain comme prochaine…) Bref. Je suis actuellement comme ces femmes ciblées par l’apôtre. Je devrais me couvrir la tête de cendres et me voiler la face à la seule idée d’être : un homme, blanc, ce qui est déjà suffisant pour me condamner, mais en plus : hétérosexuel, pas handicapé, omnivore, joyeux, vivant. Je demande l’indulgence du jury pour mes parents qui ont commis l’erreur impardonnable de me faire naître tel, c’est-à-dire ni fille, ni un peu basané, ni même un tant soit peu complexé. Dois-je regretter de n’avoir aucun remords à être un représentant de cette catégorie d’humanité qui ne songe qu’à dominer, opprimer, coloniser, esclavagiser, violenter, écraser, annihiler tout ce qui n’est pas de sa catégorie ? Mea culpa ! Il est de notoriété publique que je domine tout et tout le monde, et, par conséquent, je me voile la face et me couvre la tête de cendres à la pensée d’être un « mâle dominateur ». Or ce n’est pas tout. Selon toute apparence, et après examen complet, il s’avère que je ne suis ni noir, ni jaune, ni rouge, ni basané, ni à pois ni à rayures. Je ne suis pas blanc comme neige non plus, mais disons : blanc cassé, ou beige clair, ou rose ocré. Peu importe, dans le fond. Cette couleur fait de moi l’être le plus abominable que la planète ait jamais porté. Je ne peux même pas me teindre en noir, ce serait l’abomination du « blackface » (je traduis pour les non-bilingues : grimage en Noir), pour laquelle je devrais expier devant un tribunal populaire (coloré, cela va sans dire), où, comparaissant penaud et ridicule, je n’aurais qu’à me taire. Je me voile donc la face pour qu’on ne voie plus cette horrible coloration qui me dénonce aux yeux des opprimés du monde entier et me couvre la tête de cendres en signe de contrition. Or ce n’est pas tout. J’ai appris depuis la puberté que j’étais un mec banalement sensible au charme féminin et attiré par cette partie de la population planétaire que l’on range sous le vocable opposé à masculin. Cela a fait de moi automatiquement un monstre assoiffé de sexe, de préférence exercé sur des personnes non-consentantes, affaiblies par ma puissance musculaire et anéanties par le sentiment qu’on ne peut rien contre un gonze en rut. Je suis un prédateur, comme ont pu le constater les nombreuses représentantes du beau sexe que j’ai fréquentées depuis ma naissance et à qui j’ai laissé un souvenir on ne peut plus douloureux ; raison pour laquelle je voile ma face cramoisie de honte et me couvre la tête de cendres en signe de repentance. Mais il y a pire : étant hétérosexuel, je n’ai aucune envie de changer, ni de sexe, ni de genre, ni d’attributs (virils, of course), je me sens plutôt bien dans ma peau (en dépit de sa teinte détestable), je ne me suis jamais senti à l’étroit dedans, je n’ai pas eu l’envie de me faire opérer pour devenir autre chose que ce que je suis, ce qui fait de moi, forcément, un homophobe, et d’ailleurs phobe de toutes les espèces qu’on voudra bien me coller, un pédophile en puissance, un redoutable carnassier, un spécimen repoussant de visage pâle, ni fier, rendez-vous compte, ni honteux de l’être ! Et pour cela aussi : voile, cendres et tutti quanti… Or ce n’est pas tout. Je n’ai pas eu la chance de venir au monde amputé d’un bras, d’une jambe, d’un œil ou d’une oreille, je n’ai pas eu le privilège d’être autiste, bi-polaire, hypocondriaque, trisomique, déformé par la polio ou atteint de sclérose en plaque, et, par conséquent je jouis d’une indécente santé physique qui, par sa vitalité même, discrimine tout le monde autour de moi et me place sur un piédestal du haut duquel je peux aisément exercer mon pouvoir exorbitant sur les populations soumises (malgré le voile sur ma face indigne et la cendre sur ma tête honnie). Histoire d’aggraver mon cas, je mange de tout, y compris des œufs, des laitages et de la viande. On me soupçonne même de goûter/savourer particulièrement la chair des animaux élevés en batterie, bourrés d’antibiotiques, gavés et massacrés dans des conditions d’abattage dignes des camps nazis. Ah ! ce petit arrière-goût de veau qui n’a jamais vu le ciel, de ce poulet incapable de marcher sur ses pa-pattes rachitiques, de ces saucisses et de ces jambons boostés aux colorants et aux additifs, ah ! ce beuglement irrépressible du bestiau qu’on n’arrive pas à tuer du premier coup... miam-miam !... Étant un homme blanc de la Vieille Europe, je me dois de consommer suffisamment de viande pour provoquer la déforestation amazonienne et le trouage de la couche d’ozone par émanation de méthane des bovins nécessaires à ma sur-alimentation de gros richard. D’où one more time : voile, cendres, etc. Bien entendu, j’ai toutes les qualifications du pervers narcissique, plus quelques petites spécificités pas piquées des hannetons (tellement pas piquées que je ne puis même pas les citer ici…). Or ce n’est pas tout : j’aime raconter et écouter des histoires drôles. J’en ai raconté et m’ont fait rire des blagues où l’on mettait en scène (sans ordre de préséance) : des fous, des cow-boys et des indiens, des Noirs, des Belges, des Auvergnats, des Juifs, des blondes, des chauves, Saint Pierre-Jésus-Marie-Dieu, des vieux, des jeunes, des curés, des rabbins, des imams, des présidents, des papes, des Arabes, des enseignants, des Écossais, des Russes, Toto, des paysans, des ministres, des énarques, l’enfer/ le paradis, des flics, des médecins, des vieilles Anglaises, des missionnaires, le roi des animaux, des singes, des mouches, des nains/des géants, des aveugles, des sourds, des handicapés, des machos et des sados-masos, des Esquimaux, des Chinois, des gros, des maigres, des chanteurs et des chanteuses, des Martiens… bref, à peu près tout le monde et n’importe quoi. Ah, ça m’a fait rigoler, mais rigoler !Et pour ça aussi : voile, cendres... Comble du comble, je suis vivant. Eh oui, en dépit de mon âge canonique, grâce auquel j’aurais dû depuis longtemps, rejoindre mes ancêtres dans les vertesp rairies de l’au-delà, j’ai l’outrecuidance de plastronner en tant qu’individu autonome (je veux dire : à mobilité non-réduite), jouissant de la retraite, de la Sécu, de la clim, des programmes télé sur 497 chaînes, des transports bien améliorés depuis l’époque de mon enfance, de l’apparition du bio qui me permet de prendre soin de ma petite personne et continuer à vivre encore un moment (salaud de vieux). Oui, oui, trois fois oui : je suis de ces ignobles/affreux jojos qui, comme le préconisait récemment une vice-présidente de syndicat étudiant, ne mériteraient que « d’être gazés en tant que sous-race » (ce qui, si cela se faisait, m’économiserait un voile et des cendres)… Cela dit, et c’est à cela sans doute qu’on mesure mon degré d’ignominie, je n’ai nullement l’intention de présenter des excuses à qui que ce soit pour mon délit de faciès de craie, ni pour mes aïeux qui, pour la plupart modestes paysans, n’ont vu de toute leur vie ni de près ni de loin un de ces indigènes qu’on leur reproche d’avoir éhontément exploités, ni pour mes idées qui sont ce qu’elles sont et que je partage entièrement… ! Ah ! Et j’allais oublier last but not least, euh, pardon : le pire du pire : je parle (chut, pas trop fort) français. Eh oui : j’aurais pu voir le jour en Amérique, en Russie, en Patagonie, mais non, je suis né en France, je suis Français, issu d’une longue lignée de Françaises et de Français d’une très-ancienne souche (mais naturellement immigrée de quelque part il y a quatre, cinq ou six siècles). On sait que ce peuple prévisiblement imprévisible triomphe par son importance, sa suffisance, son arrogance, son outrecuidance, sa bien-pensance, qu’il donne des leçons à l’univers entier, qu’il se prévaut de toutes les qualités, qu’il est insupportablement content de sa gauloiserie, de sa gallo-romainerie, de sa judéo-chrétiennerie, de sa révolutionnerie, de sa droit-de-l’hommerie ainsi que de sa laïciterie— et j’en fais partie ! Je pense en français, je rêve en français, j’écris en français, je m’exprime en français, cette langue sexiste, machiste, phallocrate, qu’il est urgentissime de réformer à défaut de l’abâtardir complètement. Le vocabulaire français est fortement sexué et véhicule un grand nombre de préjugés à l’égard des femmes, qui se révèlent de manière édifiante dans les dissymétries sémantiques (exemples, un gars est un garçon/une garce est une femme de mauvaise vie, un entraîneur/ une entraîneuse, un professionnel/une professionnelle, etc.) : dur, dur. Et l’on ne saurait oublier les noms de métiers inféminisables, la dénomination des femmes mariées et l’infect « mademoiselle », mais, Dieu merci ! le masculin ne l’emportera plus sur le féminin… Rien que d’avoir écrit tout cela dans cette langue barbare qui a procédé à une masculinisation offensive au siècle dix-septième, éliminant le neutre et faisant émerger un masculin dévastateur, je me sens tout souillé. Vivement qu’on parle tous anglais (ou chinois) après avoir vendu notre pays par petits morceaux à des puissances étrangères… ce n’est plus Sambre et Meuse qu’il faut entonner mais : Cendres et voile ! Comme le chantait Maxime Le Forestier : « Je suis un homme dangereux pour mes semblables / Je suis un pauvre malheureux irresponsable » (prononcer le vocable "homme" me fout des frissons et me donne la gerbe)… Voile ! Cendres !
Post-scriptum. Une remarque en passant. À notre époque où il est très mal vu, voire interdit, de porter quelque jugement que ce soit sur qui que ce soit sous prétexte que ce serait discriminant, on ne se prive pas de mettre les hommes quels qu’ils soient, mais avec une préférence pour les blancs (précision : l’Homme blanc = TOUS les hommes de cette couleur, sans distinction aucune) dans un seul et même sac avec l’étiquette « salopards ». Ce n’est considéré ni comme attentatoire, ni discrimatoire, ni offensatoire, ni apartheidatoire, c’est considéré comme normal vu le mal que tous les hommes blancs ont fait depuis la nuit des temps, étant entendu qu’ils sont les seuls à avoir fait du mal, et qui justifie qu’ils se voilent la face et se couvrent la tête de cendres à la seule idée d’être ÇA ! Et le fait que je puisse citer une bonne vingtaine de compositrices de musique dite classique de tous les continents ; que je lise plus volontiers des polars de Brigitte Aubert, de Maud Tabachnik, de Fred Vargas, de Claire Favan, que ceux de (chacun peut compléter la liste masculine à sa guise) ; que j’admire infiniment les chanteuses Barbara, Anne Sylvestre, Lynda Lemay, Juliette, Dalida, Françoise Hardy ; que je m’incline devant les exploits sportifs de dames et demoiselles bien plus musclées, endurantes et balèzes que moi ; que je voue un culte à Marina Yaguello pour ses essais de linguistique, à Claire Bretécher pour son humour vachard, à Françoise Dolto pour sa compréhension lumineuse des enfants ; que j’ai lu les œuvres de : Maryse Condé, Toni Morrison, Fatou Diome, Mariama Bâ, Wole Soyinka, Édouard Glissant, Qiu Xiaolong et d’autres (je doute cela soit porté à mon actif) ; que je remercie certaines politiciennes, certaines chanteuses, certaines auteures pour le plaisir que j’éprouve à les critiquer ; que je me mets à plat-ventre devant les infirmières pour leur courage et leurs compétences, comme devant mon médecin (et non point ma médecine…) qui m’a sauvé la vie ; que j’ai toujours préféré travailler avec des collègues femmes (pas pour les dominer ou les draguer, mais pour partager expériences et convivialité) ; que j’ai été super-content d’intégrer en 6e un lycée qui venait de devenir mixte ; que je déplore continuellement la dégradation de l’égalité entre les sexes — tout cela ne m’exonère en rien. Mec je suis, mec je resterai (sous-entendu : avec toutes mes tares). Bon, je vous quitte, mon voilage vient de finir de sécher et j’ai retiré ce qu’il faut de cendres de mon âtre… Sic transit gloria mundi.